La 10e Biennale internationale du Design de Saint-Etienne « WORKING PROMESSE / LES MUTATIONS DU TRAVAIL / SHIFTING WORK PARADIGMS nous a demandé de coopérer à l’exposition 2017 pour exposer l'extracteur Angel 5500

La première impression de cette exposition, c’est la notion du design qui couvre un spectre très large, de l’objet industriel type des entreprises locales jusqu’aux expérimentations sociétales, réflexion sur la condition humaine, interactions au sein d’une société de merchandising, sa contrepartie lorsqu’elle échoue à proposer une utopie pour les déshérités du système, cheap design,  geek design ou ersatz poétique.

 Le design étant omniprésent dans notre société, cette exposition aurait-elle pu exister sans intégrer ces visions d’artistes qui cassent l’ordre établi de la fonctionnalité ? 

L’extracteur Angel a pris sa place au sein d’un thème intitulé LE FOYER COMME TERMINAL INDUSTRIEL

Exposé seul dans une vitrine et sous-titré :

« Angelia 5500 est un extracteur de jus construit en acier inoxydable 304 «  alimentaire » soit 18 pourcent de chrome et 8 pourcent de nickel, qui dispose d’un détecteur de pression couplé à un avertisseur de pression couplé à un avertisseur sonore, d’une régulation électronique intelligente, d’une marche arrière manuelle et automatique en cas de blocage. »

« Le processus de transformation des produits est désormais l’affaire de tous : à mi-chemin entre le presse-agrume manuel d’autrefois et la consommation d’un jus de fruit frais de supermarché, l’extracteur de jus s’immisce dans les foyers et rend saillante la multiplication des procédés industriels à vocation d’auto-thérapie personnalisée dans le foyer. »

A l’occasion de cet évènement, nous rappellerons les propos de Moon Huyn Lee, l’inventeur de cet outil :

Seuls ceux qui l'ont perdue peuvent comprendre la véritable valeur de la santé.

Je peux dire cela avec confiance parce que je l'ai expérimenté moi-même.

Après avoir réalisé la valeur de ma santé, j'ai commencé à faire des recherches sur la guérison organique. La recherche m'a conduit à des effets merveilleux de produits frais. D'autres recherches ont conclu que l'on peut gagner plus de nutriments en consommant des produits sous forme de jus. J'ai commencé à apprécier les jus de légumes et de fruits de plus en plus et la décision de développer un presse-agrumes efficace a changé le cours de ma vie.

Après de nombreuses épreuves et des erreurs, Dieu m'a accordé la sagesse de développer un système de jus unique et les besoins universels dans ce monde nous ont amenés à l'endroit où nous sommes aujourd'hui.

Nous sommes reconnaissants et fiers de vous présenter des extracteurs de qualité Angel.

Au cours des 30 dernières années, d'innombrables membres de nos clients nous ont témoignés leurs expériences de recettes, leurs façons de boire et sur les  effets des jus. Ils ont complètement récupéré leur santé sans l'aide de la médecine moderne!

Je suis convaincu que vous et votre famille bénéficieront du don de la santé que nos extracteurs leur donneront ainsi qu’à d’autres et moi-même tel que nous l’avons expérimenté.

Merci.

Moon Hyun Lee / president, CEO

 

LE FOYER COMME TERMINAL INDUSTRIEL

« Une civilisation industrielle donc, où chacun est à la fois ingénieur et auteur de projets, dans le sens où chacun fait usage de son "génie" et projette sa propre identité; une civilisation où tout est« industriel» : autant la production en série que la manufacture; autant les technologies avancées que les technologies primitives; autant le produit destiné à une longue durée de vie que celui, éphémère, qui ne durera qu'un jour voire une heure. Peut-être l'ancien terme "industrial design" ne désigne-t-il aujourd'hui qu'une spécialisation qui n'existe plus en tant que telle. Tout est design, tout est Industriel. »

Andrea BRANZI

Industrie@> home

En ouvrant cette Biennale des mutations du travail par le lieu où tout commence pour nous, designers, soit le noyau du foyer moderne, c'est-à-dire la cuisine, nous rappelons qu'aux prémices de l'ère industrielle, le foyer s'est développé en imitant des procédés mis au point dans les usines pour pourvoir aux tâches ménagères. Les transferts des modes opératoires de « l'organisation scientifique du travail (conçue par Frederick W. Taylor, améliorée par les Gilbreth et des générations d'ingénieurs, puis d'ergonomes, en vue de rendre le travail à la chaîne plus productif) ont dessiné petit à petit ce qui est devenu, depuis, la cuisine moderne. Les chaînes de productions domestiques consistant en une succession organisée d'outils et d'actions (cuisson verticale, emballages sous vide, extraction de jus, yaourtière, cuisson accélérée) permettent dès lors à l'usager de devenir un expert dans l'art de produire industriellement son alimentation quotidienne.

Dès 1840, dans son best-seller American Woman's Home, Catharine Beecher effectue la première synthèse de l'incursion des modèles d'organisation du travail industriel dans l'intimité du foyer. Elle est bien souvent citée comme la pionnière du design par les historiens car elle a mis en forme l'organisation des tâches ménagères, en rationalisant les mouvements et les déplacements au sein de la cuisine.

Le travail, dans sa version considérée comme la plus moderne de l'époque- c'est-à-dire le travail à la chaîne - subit alors ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un transfert technologique qui va totalement dessiner le foyer. En 1926, les 10 000 cuisines-laboratoires conçues par l'architecte autrichienne Margarete Schütte-Lihotzky à Francfort appliquent les principes d'organisation spatiale du travail domestique, selon un système extrême de partitionnement

vertical et horizontal des fonctions, autour d'un espace longiligne de déplacement du corps. à partir de 1946, Charlotte Perriand et Le Corbusier conçoivent le modèle d'une cuisine comme extension mécanisée du corps contraint: la ménagère devient femme-tronc, au cœur du dispositif accédant aussi bien aux fonctions internes de la cuisine (lavage, préparation, cuisson, dressage) qu'aux fonctions externes (relations avec les occupants du salon derrière un bar, relations avec les livraisons provenant de la rue à travers une trappe), tout cela dans un espace de moins de 4,8 mètres carrés, mobilier compris 1 C'est le lieu de contrôle mécanisé du foyer pour une opératrice tournant sur elle-même. «À la ménagère, écrit Charlotte Perriand, d'avoir le sens de l'ordre comme un barman, aux ingénieurs d'assurer une parfaite aspiration des odeurs et des fumées. Ces premiers designers de l'espace domestique ne  s'embarrassent pas alors de considérations altruistes, portant haut et fort une définition morale du corps et des âmes agissants dans leur intimité même. Au nom de cette morale refuge, les femmes de l'ère industrielle font alors les frais d'un travail déporté dans la cuisine et, bien sûr, non rémunéré. En 1972, un collectif de Padoue, The International Wages for Housework Campaign, est formé pour sensibiliser la population à la façon dont le travail domestique et la garde des enfants sont la base de tout travail industriel, et de faire valoir que ces tâches inévitables devraient être compensées en tant que travail salarié rémunérés. L’historienne Silvia Federici, qui a appartenu à ce groupe, a fait par la suite une histoire reliant cette exploitation du corps des femmes à l'exploitation du prolétariat par le capitalisme industrie.

Cette incursion des modèles issus du travail dans la sphère domestique se poursuit encore avec l'avènement de l'électroménager, dans les années 1950, dont le Salon des arts ménagers constitue, pour la France, à la fois un modèle de consommation moderne basé sur la croissance proche des deux chiffres de l'après-guerre et un puissant schéma éducatif des masses sur la façon d'accepter une mise en ordre du domestique selon un modèle industriel performant, le design pparaissant alors comme un outil de différenciation et de prise en compte d'usages fonctionnels de ces outils. Simultanément, IKEA propose, à partir de 1956, son principe de do-it-yourself, invitant le consommateur à aller plus loin dans l'acceptation d'un travail industriel à réaliser chez soi, en participant aux tâches d'assemblage du produit industriel semi-fini. La boîte de Pandore est ouverte: désormais, le foyer est totalement et ouvertement accueillant pour des processus techniques issus de l'industrie.

Avec l'apparition de la domotique, au cours des années 1980, et enfin le Wi-Fi, en ce début de XXI siècle, la présence du digital systématise le déport des tâches industrielles mais aussi celui des activités de service à la maison. Les interfaces « liquides »  conviviales, et le

design sans couture (seamless ) des marques high-tech comme Apple facilitent l'intuition devant l'outil, simplifient les tâches et s'accaparent habilement le travail du consommateur comme décrit par la sociologue Marie-Anne Dujariers, jusqu'à y impliquer tous les âges.

L'âge de l'extra

Lorsque je commande en ligne un achat et que j'effectue le payement sur une interface dédiée, que j'attends le SMS de ma banque qui me permet de valider la procédure, que je déballe et assemble tout ou partie de l'objet reçu en kit, que je gère à travers plusieurs applications la connexion de l'appareil aux différents réseaux (électricité, fibre numérique) dont on usage dépend, je confirme mon habitat comme un terminal industriel. Lorsque je déchiffre des Captcha pour Google, lorsque les machines surveillent ma chaîne du froid et me suggèrent la recette à exécuter à partir des restes du réfrigérateur, alors je suis au cœur de l'activité de mon foyer comme terminal industriel.

Réserver un train comme un agent SNCF, enregistrer ses articles comme une caissière, expertiser une situation sur un forum comme un ingénieur, financer sur KissKissBankBank une innovation comme un banquier, booker son voyage comme un agent de voyage, manifester comme un activiste en signant des pétitions en ligne, évaluer comme un expert, installer comme un pro un ensemble d'applications qui sont elles-mêmes des outils industriels et, bien sûr, héberger comme un hôtelier grâce à Airbnb multiplient mes expertises semi-professionnelles et dévore mon temps-à-soi. En gérant et réalisant les tâches qui appartenaient jusque-là à l'industrie, que ces tâches soient de la finition, de la mise en route ou de l'assemblage, je mets mon temps domestique à disposition et je participe à la modification profonde du paradigme industriel. Nous parlons là d'un déport progressif du flux tendu de la production hors de l'usine, comme si le stock qui déjà échappait au hangar en étant en permanence en mouvement sur les routes, à l'intérieur de containers, glissait progressivement dans les intérieurs domestiques, en pièces détachées à assembler soi-même, sur les heures de repos. Comme si l'ouvrier des temps modernes ne boulonnait plus les pièces car il n'y avait plus d'ouvrier mais des machines à codes-barres qui alimentaient des camions à codes-barres qui me livrent les pièces du Lego généralisé à finir chez moi. L'ouvrier d'IKEA, c'est moi, la caissière d'Amazon, c'est aussi moi. Et j'en suis aussi le publicitaire, car l'injonction du « like »  est systématique et se partage sur les réseaux sociaux.

Plus inclusif encore, le mashup de personnages par mes enfants annonce les héros hybrides des prochains Marvel comics. Leur fansubbinlf systématique contribue à la diffusion de clips viraux, tout comme leur production continue de commentaires produit la matière première de Youtube, jusqu'aux jeux vidéo dont ils sont parfois les améliorateurs. Ce costume de spécialiste, nous l'avons enfilé alors même que l'industrie mutait avec la révolution numérique, et que la diminution de la croissance comme autre grand facteur de changement bouleversait les projections d'un avenir radieux. Désormais, le client, l'usager ou le citoyen sont des acteurs industriels, car l'industrie a déplacé ses terminaisons dans l'espace intime de leur vie quotidienne en transférant ses meilleures technologies de management, ses process, ses techniques de mise en série aux gestes et aux postures, certes, mais aussi à la gestion du quotidien, à l'ethos familial, aux relations sociales, etc.

Arbitrer ce qui est bon pour son corps, choisir ce qu’il faut faire manger à ses enfants pour que cela colle à une image précise du futur adulte que l'on souhaite voir grandir au mieux, comparer et sélectionner comme un expert en expertise, attendre 1 heure du matin pour bénéficier du meilleur tarif, organiser sa notoriété sur les réseaux sociaux, se raconter toujours en produisant, imprimant, enregistrant, écrivant, en étant son propre designer, son propre attaché de presse, imprimer son livre d'images en ligne comme une maison d'édition, agencer sa maison comme un architecte, construire son salon comme un maçon et un charpentier à la fois, multiplier les savoirs sur les machines domestiques grâce à leurs notices et aux forums d'usagers, constituer un réseau cohérent d'objets comme une chaîne d'usine afin de cuisiner en« mode pro » Autant et toujours plus d'injonctions à faire et terminer le boulot. Mais aussi à se disperser en de multiples expertises qui nous reviennent de fait, occupant temps et disponibilité, surcharge pondérale des agendas personnels.

« Pas possible de se voir aujourd’hui, je réserve mes vacances, et je paye en ligne mes impôts», autrement dit: ce jour, dans mon salon, je serai voyagiste et collecteur d'impôt non rémunéré. Le fait d'avoir des outils connectés professionnels directement et en permanence dans les foyers aspire en continu et toujours plus le temps de travail de ceux qui, riches comme pauvres, ont les moyens de l'équipement numérique et de l'achat en ligne. Cette population, soumise à l'obligation de réaliser elle-même ce travail d'intermédiaire, accepte de retirer du monde de l'emploi et d'endosser elle-même tous les métiers. Étrange réalité qui explique certainement ce temps-à-soi qui se raréfie, et ce temps industriel qui grignote puis ordonne toute la vie quotidienne.

 

 Photos: Pierre Grasset et AngelJuicer SLU